Chroniques

par gilles charlassier

week-end Xenakis – épisode 3
création mondiale de Les paroles gelées de Lucia Ronchetti

Les Métaboles, Chœurs Stella Maris, Fiat Cantus, etc., Léo Warynski
Cité de la musique, Paris
- 19 mars 2022
Création mondiale signée Lucia Ronchetti : "Les paroles gelées"...
© dr

Troisième rendez-vousprogrammé par la Philharmonie dans le cadre du Week-end Xenakis pour le centenaire de la naissance du compositeur [lire nos chroniques de la veille et de l’avant-veille], le concert proposé par Léo Warynski et Les Métaboles, Chœur d’orgue, met d’abord la voix en collectif à l’honneur. En ouverture, Nuits de Xenakis, créé au Festival international d'art contemporain de Royan en 1968, est dédié, à l’heure des dictatures méditerranéennes des années soixante, aux prisonniers politiques espagnols, portugais et grecs. Sur des phonèmes archaïques – sumériens, assyriens, achéens et autres –, la partition élabore de fascinantes nuées vocales, par-delà l’asservissement du son à un pragmatisme d’interprétation ou de narration. Le spectateur est pris dans une traversée ponctuée de scansions vigoureuses, qui met en valeur la précision des attaques comme des couleurs des Métaboles dont le travail, ainsi que celui du directeur musical, ont été salués par le Syndicat de la Critique pour le dixième anniversaire de la formation.

AvecGmeeoorh pour orgue solo, créé à l’Hartford University en 1974, s’affirme une autre facette de l’émancipation de Xenakis des cadres traditionnels du discours musical. Sur l’orgue de la Philharmonie, Susanne Kujala en anime le magma protéiforme, riche en clusters, explorant les potentialités de l’instrument en termes d’effets de masse ou de saturation harmonique, plus que, sans doute, l’exactitude des notes. La brève cantate de Poulenc Un soir de neige, sur quatre poèmes d’Éluard – tirés du recueil Dignes de vivre pour le premier mouvement (De grandes cuillers de neige) et de Poésie et vérité pour les trois autres (La bonne neige ; Bois meurtri ; La nuit la solitude le froid) – invite à une autre forme d’immersion, dans laquelle se distingue la pureté des intonations de l’ensemble vocal, faisant rayonner la décantation mélancolique des mots et des mélodies dans le contexte de la Résistance, en 1944, écho, par-delà les décennies, aux Nuits de Xenakis.

Mais c’est sans doute la création de la commande passée à Lucia Ronchetti [photo] qui constitue ce que l’on appellera le clou du concert [lire nos chroniques de Pinocchio, una storia parrallela, Anatra al sal, Les aventures de Pinocchio et Rivale]. Conçu sur un passage du Quart Livre de Rabelais, Les paroles gelées pour orgue et plusieurs chœurs sollicite pléthore d’effectifs, amateurs et professionnels – le Chœur Stella Maris, l’Ensemble vocal des Chœur et Orchestre des Grandes Écoles, le Chœur Fiat Cantus, le Chœur de chambre du Conservatoire à Rayonnement Départemental de Montreuil, le Chœur des Polysons et des élèves en option musique du lycée Van Gogh d’Ermont –, répartis dans les balcons de la salle. Cet opus développe une polyphonie mouvante, condensant certains passages textuels et en modulant d’autres, dans un traitement singulier de la linéarité de la prose qui sert surtout une remarquable invention vocale et suggestive, soutenue par des traits d’orgue que livre Loriane Llorca. À l’opposé de la démagogie de Sébastien Gaxie dans le Cosmic dance donné pendant le festival Présences [lire notre chronique du 12 février 2022], la compositrice italienne essaie une dramaturgie originale, au croisement des formes de théâtralisation vocale, qui encourage le dépassement des interprètes comme des préjugés du spectateur – certainement un signe indiscutable d’une œuvre majeure que les moyens requis n’empêcheront pas, on l’espère, de réentendre prochainement : il ne faut pas négliger les atouts de la pratique amateur dans la diffusion du répertoire contemporain.

En conclusion, le recueillement du Salve Regina de Pärt résonne avec une acuité singulière alors que Marioupol est envahie par l’armée russe. De Xenakis à Pärt en passant par Poulenc, la musique n’a pas nécessairement besoin de se soumettre à une idéologie programmatrice pour porter un message.

GC